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Le Corps fluide

 
        Les peintures de RYU Myoung-heui puisent dans des considérations intimes et
personnelles. Elles reposent sur l’ambivalence de son sentiment, comme lorsque nous
observons un cours d’eau calme et serein, où l’apaisement est relayé par la crainte
d’être englouti par l’eau.
        Cette ambivalence dans la perception de l’élément liquide a sans doute des
explications confidentielles, mais elle résulte surtout de la nature même de l’eau ;
l’artiste alors s’interroge sur son caractère fluide et mouvant.
         En effet, la surface de l’eau semble constamment se mouvoir, les lignes se
déplacent et se déforment sans cesse ; cette surface constitue une sorte de pellicule
qui empêche de sonder ses profondeurs. Ce qui gît au fond de l’eau reste un espace
inconnu, imperceptible, indiscernable. Une sorte d’unité entre en jeu car la surface ne
donne à voir que des reflets et des illusions, tandis que les profondeurs se dissimulent
et recèlent de nombreux secrets.
         Il semble alors que l’eau interroge l’homme et ses limites envers ce qui
l’environne, aussi envers ce qui le constitue. La relative angoisse ressentie face à l’eau
peut, dans cette optique, se comprendre comme la manifestation d’un écho qui jaillit
en notre for intérieur. De là, quelle est la nature de cette relation entre l’homme et
l’eau? Est-il possible de percevoir ces profondeurs? Si oui, que nous enseignent-elles?
        Les peintures de l’artiste constituent une expérimentation permettant
d’explorer les profondeurs enfouies de l’eau. Comme un rituel, elle prépare sa
grande toile posée sur le sol, puis dispose autour d’elle les couleurs et les pinceaux.
RYU Myoung-heui invite l’eau, pour jouer, danser et s’entretenir avec elle. En
abandonnant la toile, le hasard trace son chemin et l’eau travaille seule, car c’est bien
cette dernière qui décide des formes et des trajets à parcourir. L’artiste alors attend.
Elle regarde cette eau qui s’évapore et tisse derrière elle de longues trainées sur la
toile, lieu de rencontre entre le corps et le liquide. Les mouvements qui s’impriment
font naître des coulures et modifient la toile. Littéralement, alors, l’artiste devient
cette eau.
 
        La surface de l’eau, en tant que plan accueillant le mouvement et le changement
en toute chose, soutient aussi des lignes et des vibrations évoquant la Voie dans
la pensée Taoïste. Un lien se tisse avec l’univers, car surface et profondeur nouent
un dialogue synthétisant la relation du Vide au plein, imageant le processus
cosmologique qui anime les choses en un cycle infini.
        Cette approche dialectique entre surface et profondeur est mise en relief
lorsque le corps est abordé. Celui-ci connait aussi deux versants, une extériorité et
une intériorité, une surface et une profondeur. Ces dualités à la fois contradictoires
et complémentaires nous oriente vers la Voie, celle qui nous fait tendre vers le Vide
primordial et le Qi, sa force vitale.
        Le jeu de l’eau avec l’eau fait que le corps opère une rencontre avec la toile. À
l’image de la symbolique du Yin et du Yang, l’eau figure le Yin et accompagne l’image
de la montagne caractérisée par le Yang. Chacun s’élance vers son autre, pénètre en
lui et se transforme avec lui. Or le corps possède une enveloppe matérielle, telle une
montagne, mais cette enveloppe n’est pas immuable. L’impermanence gît dans la
permanence. L’interpénétration continuelle fait que chaque corps, chaque objet,
s’inscrit dans un temps de l’éphémère et du passage.
         Par conséquent, l'artiste n'est pas créateur mais « méditateur », là où la
méditation est un effort de réflexion et d'élévation. Par cet effort, l’artiste engendre
une oeuvre contenant le désir de renaître.
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